Le scribe
Le scribe
Cédric de Morteville s'assit devant son pupitre encombré de tous ses accessoires: plumes et calames, grattoirs, poudres, parchemins, encres et pigments colorés que Jehan, son jeune apprenti avait soigneusement préparés en suivant scrupuleusement ses instructions...
Il eut, comme à chaque fois, une bouffée de chagrin irrépressible au souvenir de celle que l'on appelait Dameline, sa compagne et précédente assistante, dont la disparition brutale avait laissé un vide profond dans leur petit groupe, mais aussi et surtout dans son cœur et dans son âme.
Son ami, le chevalier Hugues de Bois-Brulé, lui avait fait ses adieux, peu de temps auparavant, juste avant de partir, avec quelques hommes valides, pour sa mission habituelle. Une mission noble, mais pleine de risques, de dangers de chaque instant, visibles ou invisibles. Hugues et lui étaient devenus presque des frères après que, quasi morts de faim et d'épuisement, leurs chemins s'étaient croisés, avant d'être recueillis par le doyen et grand prieur du bourg, où leurs qualités et mérites respectifs avaient rapidement été reconnus et jugés indispensables.
Il laissa son regard errer quelques temps dans la cour que surplombait la pièce qu'il avait choisie pour en faire son scriptorium. Quelques enfants malingres et faméliques mais souriants jouaient avec l'insouciance de leur âge, en compagnie des rares animaux de compagnie encore tolérés à Sauveterre, essentiellement des chiens, presque redevenus sauvages mais dont la présence s'était avérée indispensable. Plus loin, il entendait les discussions des femmes qui commentaient les dernières nouvelles portées par un vagabond de passage, tout en se livrant à différentes tâches domestiques autour d'un maigre feu de camp, lavage ou ravaudage de habits usés jusqu'à la trame, cuisson d'un ragout épais et odorant...
La veille, plusieurs volontaires s'étaient aventurés en dehors des « remparts » (de simples murets de pierres sèches et d'autres gravats et détritus) et avaient pu rapporter un pauvre lièvre efflanqué et deux ou trois poissons déjà morts. Avec les quelques tubercules du potager et les rares poignées d'herbes et de racines sauvages que l'on pouvait encore trouver, il y aurait à manger pour tout le monde, pendant un jour ou deux, avant de repartir, plus loin, toujours plus loin, en quête de nourriture, au risque d'attraper la maladie.
Cette maladie qui faisait, en peu de jours, d'un individu le plus sain et le plus robuste, un spectre moribond, avant qu'il ne meure dans des souffrances atroces. C'était l'une des plus grandes menaces que courait Hugues et ses compagnons, sans parler des attaques possibles de hordes féroces de brigands errants, aussi dangereux et cruels que miséreux. Et c'était elle qui avait emporté Dameline au retour de l'une de ses expéditions dans la forêt pour tenter d'y trouver quelques coques de noix, indispensables à la fabrication de l'encre noire
Avec un soupir de lassitude et de résignation, Cédric reposa le stylet et la tablette de cire qu'il avait saisis machinalement et sortit de son atelier pour gagner la cour commune.
Dans les bâtiments voisins, on devinait les artisans s'affairer à leur ouvrage, tel qui tentait de réparer la roue d'un chariot ou le soc d'une charrue, tel autre qui fondait quelque ustensile métallique pour en forger un outil ou une arme, tel autre, encore, qui assemblait des pièces de tissu ou de cuir pour en faire des vêtements, des chaussures...
Son regard se porta au loin, au-delà des prairies desséchées et des arbres calcinés, au-delà, même, des ruines anciennes qui se découpaient sous un ciel uniformément et perpétuellement d'un gris de cendres.
Il repensa alors aux dernières lignes, qu'il avait tracées la veille dans son « Livre des siècles passés »:
« Ainsi que l'a écrit, il y a quelques siècles, Albert de Wurtemberg, dit aussi Albert de Princeton:
« La relation E=mc2 exprime l'équivalence entre la masse et l'énergie. Si on multiplie la masse m d'un corps par la constante physique c (qui représente par ailleurs la vitesse de la lumière dans le vide) au carré, alors on obtient une énergie. Dans certaines circonstances, une masse m peut se transformer en énergie E. »,
- à partir de là, et connaissant un temps soit peu les tréfonds de l'âme humaine, la suite de événements était prévisible... »,
tout en formulant une courte prière pour que Hugues et ses hommes trouvent, cette fois-ci, une nouvelle communauté, pacifique... de survivants.
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