GERWAL

Un pull-over mauve

Un pull-over mauve

 

 

 

On était quelques compagnons de misère, maigres, tremblants, entassés dans le même baraquement, mal chauffé l'hiver, mal ventilé l'été.

Parfois, les plus vieux ou les plus faibles d'entre nous, recevaient la visite d'un docteur... Oh, non... pas pour des soins, mais pour « abréger leur souffrance », comme il disait... on ne les revoyait ni ne les entendait plus.

Sinon, pour nous, pour les autres, si ce n'était pas le paradis, ce n'était pas l'enfer non plus: chacun avait une paillasse où dormir et un ou deux repas par jour et de l'eau à volonté... et une ou deux promenades hebdomadaires nous permettaient de passer le temps.

Les jours, les nuits, les semaines et les mois passaient tous ainsi, monotones, sans joie mais, finalement sans ennui... on finit par s'habituer à tout...

De temps en temps, quelque passant pressé venait nous rendre visite. Je n'ai jamais su, depuis le triste local où je vivais, si ils venaient poussés par une curiosité malsaine, par une charité sincère ou par quelque autre intérêt...

Et, je m'en souviens comme si c'était hier, un mardi du mois de mai, en fin de matinée, je la vis... je la regardai avec une intensité dont je ne me savais plus capable, je la regardai, pour fixer dans ma pauvre mémoire engourdie tous les détails que j'apercevais au travers des mailles du grillage qui nous séparait: son visage, son sourire, ses yeux, ses mains, sa démarche, ses vêtement... je m'en souviens comme si c'était hier, une longue jupe beige et un pull-over mauve.

Je la vis, et je la regardais comme je ne savais pas que l'on pouvait regarder ainsi quelqu'un... Et puis, elle me vit... et elle me regarda, comme j'avais oublié que l'on pouvait me regarder...

Elle se détourna enfin de moi, hésitante et troublée, me sembla t-il, et s'en alla voir madame Claudine, la directrice.

 

Madame Claudine s'approcha de moi, retira mes chaines et me dit simplement:

« T'en as de la chance... tu pars avec la dame... »

La dame au pull-over mauve s'approcha alors de moi, me serra dans ses bras et caressa tendrement et chastement mon front et mes épaules.

Je sentais une jalousie teintée d'agressivité dans les yeux de mes anciens camarades de malheur... mais ainsi va la vie.

 

Elle avait une grande, très grande maison, trop grande pour elle seule. J'appris par la suite qu'elle avait perdu son mari, mort dans des circonstances dont je n'ai jamais rien su, et qu'elle se sentait trop seule un peu abandonnée et vulnérable, peut-être, d'où ma présence à ses côtés, jugée à la fois indispensable et non dénuée d'agréments.

Je passais le plus clair de mon temps à m'occuper de mon mieux dans le grand jardin, quand le temps le permettait ou, s'il pleuvait trop ou qu'il faisait trop froid, j'allais m'allonger tranquillement sur son canapé ou sur son lit... une vie rêvée, quoi...

Nous faisions souvent ensemble de longues promenades au cours desquelles elle me parlait de tout et de rien, des discussions auxquelles je faisais semblant de m'intéresser, rien que pour la voir me sourire...

Parfois, souvent, même, je partageais ses repas et ses soirées télé: des programmes que je suivais d'un œil distrait, il faut bien le reconnaître...

 

Mais tout a une fin dans ce bas monde.

Pour moi, le commencement de la fin fut ce jour maudit ou un monsieur rentra avec elle et me découvrit allongé sur le tapis du salon:

« Tu m'avais pas dit que t'avais un clebs... tu sais, moi, ces bestioles là, moi, j'ai du mal avec... si on veut le garder, faudra qu'il crèche dehors... ça pue et ça gueule, ces connards de chiens, et c'est plein de poils et de puces.... »

Quand ils étaient tous les deux à la maison, c'était sans cesse de longues disputes dont je sentais bien que j'étais le principal responsable.

Et cela se terminait, en ce qui me concerne, tantôt par un bisou furtif entre les oreilles, tantôt par un coup de pied sournois dans les côtes... je ne vous fait pas de dessin...

 

Plus tard, le monsieur avec ses valises s'installa définitivement, semble t-il, dans la grande maison.

A partir de ce jour, mon univers se limita à une pauvre cabane en planches (trop petite) avec quelques chiffons (trop sales) comme literie (dont, ironie du sort, ce vieux pull-over mauve qu'elle portait le jour de notre rencontre), sans oublier une chaine en acier (trop courte) et un collier en mauvais cuir (trop étroit) plus une gamelle en plastique (trop vide, la plupart du temps)... C'est ce que je dirais si j'avais le cœur à sourire...

 

Pourtant, un jour, je m'en souviens comme si c'était hier, un samedi du mois de novembre, en fin d'après-midi, j'ai cru que nos longues promenades allaient reprendre: j'ai eu le droit de monter dans la voiture du monsieur avec, pour m'isoler du plancher, ce fameux pull-over mauve (dans le coffre, bien sur, mais dans sa voiture quand même...). Nous avons joué ensemble un court moment dans la forêt mais, sur le coup, je n'ai pas bien compris pourquoi ils m'ont attaché à cet arbre ni, bien longtemps après, pourquoi ils avaient oublié de me détacher en repartant... trop pressés de rentrer chez eux, peut-être... une étourderie d'amoureux, me suis-je dit.

J'ai eu beaucoup de mal à déchirer la corde qui me retenait prisonnier, la nuit était venue et la pluie commençait à tomber. Ils avaient oublié aussi, le petit pull-over mauve.... Bien qu'il fut un peu sali et usé, je le pris le plus délicatement possible entre mes dents, avant de me mettre en chemin.

Comble de malchance, la forêt où nous venions de passer de si bons moments m'était inconnue et était assez éloignée de la grande maison, et j'ai eu beaucoup de mal à retrouver mon chemin. J'ai mis de longs jours à me repérer, à traverser des bois et des champs inconnus, des villages hostiles ou à longer des routes périlleuses.

 

C'est la voix du monsieur que j'entendis et reconnus, en arrivant chez nous:

« Merde!... T'entends pas, ou quoi... T'entends pas qu'y a quelqu'un à la porte ? Tu vas voir ou alors c'est moi que je m'déplace... »

En ouvrant, elle ne sembla pas me reconnaître immédiatement... il faut dire que je n'avais pas bonne mine, efflanqué, avec mes poils mouillés par la pluie, une vilaine plaie sur le côté et mes pattes et ma truffe ensanglantées.

Je la regardai, encore une fois, une dernière fois... Je la regardais comme je ne savais pas encore que l'on pouvait regarder quelqu'un ainsi...

Je me couchai lentement à ses pieds.

Et puis, je fermai enfin mes yeux, pour toujours, le nez enfoui dans son odeur qui imprégnait toujours, mais si peu, son pull-over mauve.



01/07/2011
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